Vu : Grenoble-La Villeneuve – Réinventer la ville, huitième film de Michel Régnier dans le cadre de la série URBA – 2.000 lancée par l’ONF en 1974 (avec l’assistance de l’architecte Luc Durand à la recherche).
À l’image de Flo Milli qui scande sur Not Friendly : « I do what I do when I want / Can’t nobody tell me nothing », une minorité refuse encore de se faire vacciner, plaçant son droit individuel au refus devant le droit collectif de vivre sans pandémie. Rendu à cette extrémité, il est difficile d’imaginer à quel point le besoin a pu être puissant, à une époque pas si lointaine, de remettre en question, en faveur de plus grandes libertés individuelles, les institutions qui régissaient alors étroitement la société.


À la fin des années 1960 et au début des années 1970, c’est en tout cas cette pulsion qui a mené Grenoble à ériger la « Villeneuve », un quartier-laboratoire de 10 000 habitants. En plus des visées sociales du projet (la moitié des logements était initialement destinée aux ouvriers), les nouveaux immeubles très denses accueillent une mixité d’habitants et d’usages pour être mieux entourés de nombreux équipements et de vastes espaces verts.


Décédé en 1965, Le Corbusier a raté de peu l’occasion d’admirer cette variante grandeur nature de sa « ville radieuse » et des appartements traversants aménagés dans ses propres unités d’habitation. Il aurait sans doute apprécié la relégation de la voirie en périphérie et des automobiles dans des « silos », ainsi que la recréation d’une rue piétonne au creux d’une forêt de pilotis effilés. Comme sur « Tellement dope », Radio Radio aurait dit : « Le branding est out standing / Des idées qui s’font brasser […] Le background est right bright / L’insta pic est béton » !


Au-delà de ces « gadgets » architecturaux, de nombreux intellectuels, professionnels et cadres désireux de vivre autrement sont surtout attirés par la possibilité d’envoyer leurs enfants dans des écoles plus « modernes et décontractées », où l’enseignement vise à ce que chacun devienne responsable de lui-même. Comme d’habitude cependant, les « super mâles de la Villeneuve, architectes et urbanistes en chef » ont oublié le plus important, soit des garderies permettant aux femmes de travailler hors du foyer et donc de devenir elles aussi « responsables d’elles-mêmes ».


Peut-être est-ce parce qu’ils n’ont pas écouté les sociologues qui faisaient au départ partie intégrante de la réflexion ? Pourtant, celles-ci trouvaient : « normal qu’au sein de l’équipe, il y ait un conflit continuel entre les [différentes] options […] et puis [que] la solution [soit] le terme de ce rapport de forces. »
Cette volonté de rencontrer et de discuter est également palpable chez les intervenantes du Comité pour la Libération de l’Avortement et de la Contraction, alors qu’elles constatent qu’énormément de femmes n’ont encore jamais entendu les mots « planning familial » en France (un pays où la pilule n’a été légalisée qu’en 1967).


Derrière la fumée de sa cigarette, la lucidité de l’architecte François Naudin (1940-2008) s’avère en tout cas fascinante face à la nécessité d’ajuster à l’étape suivante du projet ce qui a moins bien fonctionné dans la précédente, tout comme sa critique du monopole exercé par le « royaume du béton ». Alors que la construction fut l’un des premiers secteurs à redémarrer après le confinement du printemps 2020 et qu’un nombre grandissant de gens se disent maintenant « pas contre » l’idée d’engloutir 10 milliards de dollars dans un tunnel pour relier Québec et Lévis, cette mainmise paraît toujours aussi grande.
Fascinant également d’entendre le travailleur social Bertrand Petit s’interroger quant à la tentation pour plusieurs intervenants ayant participé à la conception du projet, et qui occupent maintenant des postes clés dans le quartier, d’être d’abord fidèle à leurs propres projets, au risque de perdre leur capacité d’adaptation. Pour sa part, Petit est à ce point curieux de voir où mènera la « mise en mouvement de la population » opérée à la Villeneuve qu’il s’interdit toute idée au sujet du devenir de celle-ci.


Quelques fissures présagent néanmoins déjà des tensions à venir. D’un côté, certains habitants d’origine algérienne jugent qu’il n’y a pas de racisme à la Villeneuve, par rapport à ce qu’ils ont connu précédemment. De l’autre, une animatrice s’occupant de faciliter l’intégration des femmes s’inquiète justement du racisme des Français, insistant sur le fait qu’il ne faut pas : « enlever [aux nouveaux arrivants] leurs coutumes et leurs habitudes, surtout pas, parce qu’il ne faut pas déraciner les gens ».


Pour avoir, il y a trop longtemps déjà, arpenté le quartier de l’Arlequin d’un bout à l’autre, les raisons qui allaient ensuite valoir à la Villeneuve, en 2003, d’être labellisée « patrimoine du XXe siècle » s’imposaient d’emblée, tout comme la maladresse de cette utopie déviée de sa course par la ghettoïsation. Loin, très loin de Tommy Genesis qui, sur 100 Bad, fanfaronne sur fond de fat beat : « So I vrooma vrooma vrooma, purple lambo with the roof off ».