Orchestre

En train de lire : The Ongoing Moment par Geoff Dyer publié chez Vintage Books en 2007.

Inclassable, l’ouvrage de Dyer tisse des liens fascinants entre des photographes et des photographies. Réfléchissant aux portraits d’illustres photographes tirés par des collègues, il plonge dans la relation trouble entre Alfred Stieglitz (1864-1946) et son protégé, Paul Strand (1890-1976). Ces derniers se sont non seulement pris en photo l’un et l’autre, mais ils ont surtout croqué leurs compagnes respectives, les peintres Georgia O’Keeffe (1887-1986) et Rebecca Salsbury (1891–1968), en plus de produire chacun des images mettant en scène leurs muses « d’attache ».

C’est Strand qui serait le premier tombé amoureux de O’Keeffe, mais c’est avec Stieglitz qu’elle emménage à New York en 1918, après que celui-ci ait demandé à Strand d’aller la chercher au Texas. Et c’est avec Stieglitz qu’elle se mariera en 1924 et avec qui elle restera jusqu’à la mort de ce dernier, quarante-deux ans plus tard.

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Photo : Georgia O’Keeffe, Texas, vers 1917, Paul Strand, source.
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Photo : O’Keeffe, 1918, Alfred Stieglitz, source.

En 1920, Strand rencontre Rebecca Salsbury, apparemment d’une grande ressemblance avec O’Keeffe, et le couple se marie en 1922. Comme Stieglitz, Strand entreprend un projet photographique dont le sujet est sa compagne et, en particulier, le visage de celle-ci. Les deux couples se fréquentent beaucoup, mais, aux yeux de Stieglitz et O’Keeffe : « it seemed that Strand was trying to duplicate both their relationship and their ongoing photographic collaboration. » (p. 81) Toujours en 1922, Rebecca passe l’été avec Stieglitz et O’Keeffe dans leur maison du Lake George, dans le nord de l’État de New York, pendant que Strand est parti en mission photographique. Stieglitz réalise alors une série de nus de Rebecca, sans jamais montrer son visage, qui passera à l’histoire.

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Photo : Rebecca, 1922, Paul Strand, source.
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Photo : Rebecca Salsbury Strand, 1922, Alfred Stieglitz, source.

Après lui avoir fait ainsi l’amour par l’entremise de son objectif, Stieglitz passera à l’acte en 1923. À l’inverse, Strand : « was not permitted to be jealous that Stieglitz had photographed his wife more sexually than he ever would. It was equally out of the question that he might be permitted to photograph O’Keeffe as Stieglitz had photographed both his own and Strand’s wife. » (p. 83)

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Photo : Rebecca, Taos, New Mexico, 1932, Paul Strand, source.
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Photo : Georgia O’Keeffe, 1929, Alfred Stieglitz, source.

En 1929, les deux femmes passent l’été ensemble au Nouveau-Mexique où, selon la rumeur, elles vivent une relation passionnée avant de s’installer dans cet État (à partir de 1930 dans le cas de Rebecca, à la suite de son divorce d’avec Strand / de façon permanente à partir de 1949 dans le cas de O’Keeffe).

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Photo : Rebecca James and Georgia O’Keeffe, Taos, 1936, Cady Wells, source.

Stieglitz a manifestement tenté d’imposer sa domination, tant sur le monde de la photographie, où il est célèbre pour avoir fait reconnaître aux États-Unis ce médium comme un art à part entière, que sur ce quatuor qui semblait composé de quatre premiers violons. Cela n’a heureusement pas empêché Strand d’être considéré comme un précurseur de la « straight photography », ni Rebecca et O’Keeffe de bâtir des oeuvres littéralement florissantes. Difficile de ne pas se demander ce qui serait arrivé si tous les rôles avaient été inversés.

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Peinture : Rose, sans date, Rebecca James, source.
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Peinture : Music Pink and Blue II, 1927, Georgia O’Keeffe, source.

Épilogue : vendredi dernier, après que l’auteure et artiste multidisciplinaire Sara Hébert (Filles missiles, Caresses magiques, Les préliminettes) ait lu un de ses textes au micro ouvert de Plus on est de fous, plus on lit !, l’animateur suppléant lui demande pourquoi elle s’exprime sur autant de plates-formes, comme si elle s’éparpillait. Pourtant, Hébert ne fait que flèche de tout bois et qu’écouter sa créativité. À nouveau, on se demande ce qui serait arrivé si les rôles avaient été inversés. Il y a fort à parier que l’artiste aurait été vanté pour sa capacité d’exceller dans une telle diversité de moyens d’expression, pour son fabuleux talent d’homme-orchestre…