Fleurir

Vu : L’Anse Tabatière, un film réalisé par René Bonnière et Pierre Perrault sous l’égide de l’ONF en 1960; et lu : L’habitude des ruines : le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, un essai de Marie-Hélène Voyer publié chez Lux en 2021.

À la fin des années cinquante, entre Noël et le Jour de l’An, les hommes de l’Anse Tabatière sur la Basse-Côte-Nord guettent la mer, car : « Si le froid persiste, si le vent ne détourne pas la banquise, si la glace ne se brise, il n’y aura pas de loups-marins. S’il n’y a pas de loups-marins, il n’y aura pas de nourriture pour les chiens. S’il n’y a pas de nourriture, il faut se débarrasser des chiens. S’il n’y a pas de chiens, comment vont-ils transporter le bois d’hiver ? »

Soixante ans plus tard, survivre prend des formes différentes. En 2020 (en pleine pandémie), près de 225 Québécois se sont procuré une mythique Porsche 911. Selon le modèle, ce bolide coûte de 115 000 $ à 250 000 $ et il possède un moteur d’une puissance de 380 à 640 chevaux (ou beaucoup, beaucoup de chiens), mais il est toujours muni d’un coffre (à l’avant). Cependant, ce dernier ne contient pas plus de quelques bûches, encore moins un loup-marin.

Serait-ce pour oublier ce passé à trimer les mains dans l’eau glacée, à habiter les courants d’air et à savoir la moindre de nos pensées épiée par tout le village que l’on s’enthousiasme autant aujourd’hui pour cet : « orgueil vide de la nouveauté pour la nouveauté » (p. 8), décrié par Voyer ?

Si la construction d’une église, d’un presbytère ou d’un couvent exigeait des poches profondes au 19e siècle, habiter une belle veille maison demeure un sport de riches ou un travail de moine, particulièrement au moment où les matériaux et le savoir-faire requis ont presque disparus. D’après Yves Lacourcière (cité par Voyer, p. 19), il ne resterait en effet plus que 500 des 90 000 travailleurs des métiers traditionnels de la construction que comptait le Québec en 1922.

Même le Vatican préfère laisser pourrir les clochers qui picossent le ciel de ses lointaines provinces ecclésiastiques plutôt que de les chauffer ou d’y abriter de nouveaux usages païens. Et les subventions ne font qu’augmenter le coût des couvertures métalliques (et des véhicules électriques).

D’après Mickaël Labbé (cité par Voyer, p. 33), conserver, réparer, continuer d’utiliser ou réutiliser : « témoigne avant tout de la « reconnaissance de l’existant, tout autant que [de la] reconnaissance envers l’existant » ». Ainsi, que des : « lieux humbles qui murmurent le temps plutôt que de le déclamer » (p. 9) soient démolis pour en construire d’autres est désolant. Cependant, il est encore plus désolant de constater le manque de « complicité » des remplaçants, trop souvent flamboyants et peu endurants, en plus de ne rien conserver ou réutiliser. À mille lieues donc de ces églises romanes bâties à partir de temples romains.

Troquer la pierre calcaire et le pin blanc pour une architecture de joints de scellant nous condamne-t-il nécessairement à la « désorientation » et à « l’aliénation », comme le suggère Voyer ? Possiblement. Mais pourquoi l’alternative ne résiderait-elle que dans un certain discours, fleuri comme celui de Ferron certes, mais suggérant le repli identitaire ? Pourquoi se contenter de si peu alors que, lorsqu’on s’y attarde, nous sommes déjà tellement plus riches de bien des métissages ? Comme à Odessa ou à Ljubljana, et même sans une seule 911.