Accident

Lu : Fred Herzog: Modern Color avec les textes de David Campany, Michael Koetzle et Jeff Wall, publié chez Hatje Cantz en 2020; ainsi que L’Égypte à la chambre noire : Francis Frith, photographe de l’Égypte retrouvée par Jean Vercoutter publié chez Gallimard en 1992.

À la fin des années 1840, Francis Frith (1822-1898) fait fortune dans le commerce à Liverpool. Il se passionne ensuite pour la photographie puis, à trois reprises entre 1856 et 1860, il traverse l’Europe, la Méditerranée et glisse le long du Nil pendant des semaines pour atteindre les vestiges de dynasties disparues. Dans la fournaise du désert, la chaleur, la sueur, la poussière, le sable et les mouches rendent encore plus délicats la préparation et le traitement des plaques de verre. Pour faciliter son travail, il installe donc une chambre noire à même le dos d’un chameau.

Photo : Ruins of Luxor Temple at Luxor, vers 1858, Francis Frith, source.

Frith écrit : « Je suis trop profondément épris des splendeurs éclatantes du Moyen-Orient pour prétendre que mes images ternes et insipides rendent un juste hommage à ces charmes raffinés. […] Il n’existe pas de substitut efficace à un voyage réel : j’ai cependant pour ambition d’offrir à ceux auxquels les circonstances de la vie ne permettent pas ce luxe, des représentations fidèles des scènes dont j’ai été le témoin » (p. 106).

Il constate néanmoins que : […] les temples et les tombes sont exposés à un pillage continuel. Les gouverneurs des districts volent les énormes blocs de pierre et les villageois décampent avec les briques disponibles, tandis que les voyageurs de toutes les nations cassent et emportent les frises les plus intéressantes et les plus beaux ornements architecturaux » (p. 106).

En fondant la Francis Frith & Co., il transforme son sens inné des affaires, son romantisme et sa consternation en un colossal travail de documentation, comme celui de la famille Livernois (1854-1974) et des studios Notman (1856-1993) ici. Son entreprise produira ainsi des millions de cartes postales jusqu’en 1971.

Photo : The Pyramids of Dahshoor, From the East, 1857, Francis Frith, source.

Fred Herzog (1930-2019) perd sa mère pendant la Seconde Guerre mondiale et son père juste après. En 1952, il quitte l’Allemagne pour le Canada et s’installe à Vancouver. Le jour, il travaille comme photographe médical. Dans ses temps libres, il arpente les rues muni d’un Leica M3, léger et discret, observant cette civilisation bien vivante qui l’entoure. La pellicule diapo ne pouvant être traitée que par un laboratoire spécialisé, il profite de l’attente pour croquer de nouvelles images.

Photo : Grandville / Robson, 1959, Fred Herzog, p. 21.

Ses photographies ne sont donc pas ce « white elephant art » décrit par le critique Manny Farber et réalisé : « in the self-conscious pursuit of transcendent greatness and in the chancels where greatness is conventionally noted » (p. 11). Il s’agit plutôt du résultat d’une déambulation attentive et spontanée.

Photo : Banff Meatateria, 1955, Fred Herzog, p. 144.
Photo : Conception Harbour, 1969, Fred Herzog, p. 190.
Photo : Used Car Lot, 1970, Fred Herzog, p. 42.

Jeff Wall vante le : « gracious air of appropriateness » des vieux bâtiments qui apparaissent dans les photos de Herzog. Il décrie en même temps l’aspect : « vulgar, cheap, ugly and ridiculous » des édifices qui les ont remplacés, et le fait que : « What replace those objects of affection are objects that cannot elicit that kind of feeling because they do not contain it. It was not put into them when they were created » (p. 34).

Wall renchérit : « This house is easy to love, not out of nostalgia or condescension to the genius of the common people or the vernacular but because it’s a good house. And as a good house, it could afford to wait patiently for the affectionate eye of the photographer Fred Herzog, so that Fred could show us the life form that this green, yellow, black, and red box is, the way it fits itself together and the way, as something fittingly fitted together, furthermore fits and shares its path through time with other more or less fitting companions » (pp. 36-37).

Alors que la photographie couleur est omniprésente aujourd’hui, il est facile d’oublier qu’à ses débuts (le procédé Kodachrome apparaît en 1935), elle fut traitée de « chemical circus » (p. 23) et jugée vulgaire (comprendre dépourvue de cette abstraction qui met le réel à distance et lui confère une aura artistique). L’historien français de la photographie Jean-Claude Lemagny (1931- ) pontifiait ainsi que : « La couleur est accidentelle, le noir et blanc est existentiel » (p. 22).

La formule est jolie, mais, si une existence en couleurs fait sourire, elle fait aussi réfléchir. Inversement, le noir et blanc peut produire de savants « accidents » !

Photo : Hastings Street, East of Columbia, 1956, Fred Herzog, p. 67.

Merci beaucoup à Nathalie pour m’avoir prêté cet ouvrage au sujet des périples égyptiens de Frith, ainsi qu’à Monique et Pierre pour m’avoir offert un « ami » partageant la même fascination pour le grain précis et saturé ainsi que la luminosité exceptionnelle des diapositives !