Lu : Anaïs Nin : sur la mer des mensonges par Léonie Bischoff (1981- ), publié chez Casterman en 2020; vu : l’entretien accordé par Anaïs Nin (1903-1977) à Fernand Seguin (1922-1988) lors de l’émission Le sel de la semaine diffusée le 18 juin 1970; et vu : l’entretien sous le thème : Avec Anaïs Nin, le désir est-il encore libérateur ? accordé par Léonie Bischoff et Agnès Desarthe (1966- , traductrice de seize nouvelles inédites d’Anaïs Nin parues chez NiL en 2020 sous le titre L’intemporalité perdue et autres nouvelles) lors de l’émission La Grande table d’Olivia Gesbert sur les ondes de France Culture le 24 août 2020.
Bischoff signe ici une bande dessinée absolument magistrale dans laquelle toute la finesse de son trait rend un vibrant hommage à une écrivaine complexe, fascinante et plus grande que nature avec cette vie sur différents continents, dans plusieurs langues, sa douzaine de romans, ses nouvelles et, surtout, son journal de vingt mille pages rédigé sur plus de soixante ans.

Comme Nin l’explique à Seguin, l’écriture s’impose à l’âge de onze ans à la suite de l’abandon de la famille par son père, pianiste-concertiste de renom. Depuis, et même si ce dernier la photographiait nue, la battait et en abusait sexuellement alors qu’elle était enfant, elle écrit pour capter son attention. Plus encore, Nin précise, possiblement influencée par les deux précurseurs de la psychanalyse qu’elle a fréquentés (René Allendy et Otto Rank), qu’elle : « […] se doit de séduire tous les hommes qu’elle rencontre pour se prouver que ce n’est pas pour cette raison que le père est parti. »

Face à un mari banquier (et artiste à part entière, Hugo Guiler) à qui elle reproche la sensibilité et le manque d’expérience, Nin multiplie les amants, parfois par pitié, mais surtout en raison de son profond désir d’une intimité plus intense. Elle entretiendra ainsi Henry Miller grâce aux fonds de Guiler, alors que l’écrivain américain, pourtant marié à une déesse (June, avec qui Nin tombera en amour), butine allègrement, incluant du côté des prostituées. Comme elle le résume à Seguin, Nin choisissait des rebelles à défaut de faire elle-même ses révolutions.

Malgré cette trame de fond sulfureuse, Bischoff évite un érotisme facile et montre plutôt une sexualité faisant simplement partie de la vie. Si la question de la contraception et des infections transmissibles sexuellement est éludée, le caractère asymétrique de plusieurs rencontres, lui, transparaît. Bien que l’attitude de Miller soit teintée de condescendance par moments, une certaine consolation vient du fait que cette « mer de mensonges » trouve aussi son carburant dans une grande complicité intellectuelle. Nin et Miller ont édité les écrits de l’une et de l’autre et Nin publiera à compte d’auteur Tropic of Cancer en 1934, un des ouvrages phares de Miller.

Un doute s’immisce néanmoins au fil des pages. En effet, comme lorsque Nin décrit à Seguin l’héroïne de son roman A Spy in the House of Love, on sent bien qu’elle ne montre qu’une facette d’elle-même à chacun des hommes dont elle s’approche et que ceux-ci ne l’aiment que pour ce qu’ils aperçoivent. Tout cela en attendant le grand amour qui unifierait ces différentes facettes, alors que c’est elle qui ne se dévoile jamais entièrement.

Comme l’illustre lucidement et magnifiquement Desarthe : « [Anaïs Nin] traverse la vie à gué en supposant que les rochers sur lesquels elle s’appuie, ce sont des hommes… et parfois des femmes. Elle est extrêmement soumise à cette loi, comme si elle n’était pas complètement autonome. […] Dès qu’elle voit un homme, [elle se dit] : « Est-ce que je lui plais ? » ». Nin finira d’ailleurs par coucher avec son père retrouvé, de son plein gré et dans la plus grande jubilation.
La frontière demeure donc ténue entre l’artiste hypersensible qui perçoit ce que d’autres n’imaginent pas et celle qui crée le drame de toute pièce pour : « faire de sa vie une œuvre d’art » (présentation de l’ouvrage de Bischoff sur le site Internet de Casterman). Dans ce contexte, on ne peut qu’être d’accord avec Desarthe qui préfère un : « Je pense donc je suis » à un : « On me regarde donc j’existe ». Elle reconnaît du même souffle, tout comme Bischoff, que Nin a probablement fait au mieux considérant les contraintes de l’époque et les circonstances qui étaient les siennes. Difficile cependant de ne pas se demander quelle place l’écrivaine se serait taillée si elle avait pu mener, affranchie du regard des hommes, sa propre rébellion.
