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Lu : À quoi servent les prix en architecture ? par Jean-Pierre Chupin, publié dans ARQ, architecture et design Québec en juin 2020; relu : Sustainabilty is a Cultural Problem par Wilfried Wang, publié dans le Harvard Design Magazine à l’été 2003; et lu : Penser l’architecture par Peter Zumthor, publié chez Birkhäuser en 2006.

Apparemment furibond, Chupin (1960- ) harponne ici le « phénomène des prix d’excellence » : il y aurait trop de prix distribués par trop d’organismes pressés d’étancher les bois-sans-soif d’une reconnaissance malsaine attisée par les réseaux sociaux; le fait de poser en candidature ses propres projets et de devoir payer des frais brouillerait les cartes; et le jugement des jurys ne pourrait qu’être mal éclairé et mal éclairant, faute de rapports détaillés rendus publics.

Chupin se demande bien : « […] si la floraison de prix […] n’aurait pas pour effet […] de creuser l’écart avec celles et ceux que leurs oeuvres sont appelées à servir, mais qui n’en sauront pas plus et devront souvent se contenter de la surface immaculée, et généralement inhabitée, des images. » Cependant, on se demande s’il ne serait pas en quête du « plus meilleur » projet, celui qui pourrait être adulé de façon unanime, et qui, surtout, permettrait de couronner un nouvel architecte-roi en l’ayant déniché avant tout le monde (être à l’avant-garde de l’avant-garde).

Photo : Saint Benedict Chapel, 1988, Peter Zumthor, architecte, August Fischer, photographe, source.

Mais que célèbrent, justement, les prix d’excellence ? Les seuls « efforts des équipes [de conception] les plus dédiées à l’amélioration du cadre bâti » (p. 21) ? Mais qu’en est-il du client, des autres professionnels, des surveillants de chantier, des dizaines d’intervenants, d’ouvriers ainsi que des milliers de variables qui ont pu contribuer à la réalisation d’un projet ? Et qu’en est-il de la distinction entre vouloir et pouvoir ?

Pour sa part, Wang (1957- ) considère que les architectes (et parfois certains clients) se servent de leurs bâtiments : « to compete for top visual status » (p. 2) dans le but d’établir rien de moins… qu’une empreinte culturelle mondiale. Tant qu’à y être !

Photo : Almannajuvet, 2016, Peter Zumthor, architecte, Lars Grimsby, photographe, source.

Pendant ce temps sur son flanc de montagne, Zumthor (1943- ), lui-même lauréat du Pritzker Prize en 2009, se prépare un thé et regarde par la fenêtre :

« Je vois des bâtiments conçus à grands frais et avec la volonté d’afficher une forme particulière […]. L’architecte qui en est l’auteur n’est pas là, mais il me parle sans arrêt par chaque détail […]. Une bonne architecture doit accueillir l’être humain, le laisser vivre et habiter et ne pas lui faire du baratin. « (p. 33)

Il se rappelle que, lorsqu’il était à l’école, ses collègues et lui ont : « souvent inventé ce qui l’était déjà et cherché par tous les moyens l’ininventable » (p. 22), pour faire partie de l’avant-garde. Il considère maintenant que : « Concevoir un projet, c’est en grande partie comprendre et ordonner » (p. 21) et que : « L’architecture […] n’est en premier lieu ni un message, ni un signe, mais […] un arrière-plan pour la vie qui passe, un subtil réceptacle pour le rythme des pas sur le sol, pour la concentration au travail, pour la tranquillité du sommeil. » (p. 12)

Photo : Leis Houses, 2009, Peter Zumthor, architecte, Ralph Feiner, photographe, source.

Zumthor s’avère par ailleurs : « […] convaincu qu’un bâtiment réussi doit être capable d’absorber […] la patine que l’âge donne aux matériaux, [les] petites égratignures, [les] arêtes polies par l’usure », mais aussi : « la conscience de l’écoulement du temps, la sensation de la vie humaine qui s’accomplit dans des lieux et dans des espaces qu’elle charge à sa manière. » (p. 24)

Photo : Serpentine Pavilion, 2011, Peter Zumthor, architecte, Darrell Goldiman, photographe, source.

Particulièrement inspiré, il parvient à décrire cet équilibre délicat, mais tellement stimulant entre ce qui est déjà là et ce qui s’y ajoute : « Si un projet ne fait que puiser dans l’existant et dans le répertoire de la tradition, s’il répète ce que l’endroit lui fixe d’avance, il […] manque le dialogue avec le monde, le rayonnement du contemporain. Si une oeuvre architecturale n’est qu’un récit sur le cours du monde et l’expression d’une vision, qui ne parvient pas à faire résonner le lieu, il […] manque l’ancrage sensoriel dans le lieu, le poids spécifique de ce qui est local. » (p. 42)

Photo : Steilneset Memorial, 2011, Peter Zumthor, architecte, Louise Bourgeois, artiste, Andrew Meredith photographe, source.

Derrière la barbe blanche de Zumthor se cache néanmoins un réflexe semblable à celui de ses collègues. Ainsi, alors qu’il est membre d’un jury, il étudie : « […] la documentation d’un projet de petite maison en bois rouge dans un environnement rural, une grange transformée en habitation […] Les fenêtres sont placées avec sensibilité, le rapport entre l’ancien et le neuf est équilibré. Les parties nouvelles semblent vouloir dire non pas : « Je suis nouvelle », mais : « Je suis une partie d’un nouvel ensemble ». Il n’y a là rien de spectaculaire ou d’innovant qui soit fait pour frapper l’oeil. [Malgré tout, nous] sommes unanimes à penser que l’on ne peut pas accorder une distinction de design à cette transformation dont les exigences architecturales sont trop modestes. » (p. 54) Pourquoi ? Serait-ce que l’architecture avec un grand A ne peut qu’être ambitieuse ? Et finalement… baratineuse !

Il reste donc encore du chemin à faire pour qu’un bâtiment « gagnant » en soit un qui se distingue par sa capacité d’accueillir le temps qui passe et les émotions des humains qu’il abrite, de veiller sur leurs rêves, et d’embrasser simultanément, dans un enchevêtrement subtil, tradition et innovation. Pourtant, c’est là précisément toute la différence entre un lieu que l’on quitte sans se retourner et un autre où il fait bon se trouver et se retrouver, qui nous marque à jamais.

Photo : Thermes de Vals, 2004, Peter Zumthor, architecte, Fernando Guerra, photographe, source.