Vu : l’exposition Whistler & Pennell: Etching the City présentée à la Lady Lever Art Gallery jusqu’au 7 octobre 2018 et Port Sunlight Village; lu : A Guide to Port Sunlight Village par Edward Hubbard et Michael Shopobottom publié chez Liverpool University Press en 2005 (deuxième édition revue et augmentée).
En 1885, les Britanniques William Hesketh Lever (1851-1925) et James Darcy Lever (1854-1910) fondent la Lever Brothers. Dès ses débuts, l’entreprise connaît un succès fulgurant à travers le monde grâce au savon à lessive Sunlight, qui se distingue de la concurrence par son contenu plus élevé en huile végétale, et grâce à l’efficacité de ses publicités. Fusionnée en 1930 à la Dutch Margarine Union pour former Unilever, la compagnie est aujourd’hui un géant de l’alimentation et des produits ménagers avec un chiffre d’affaires, en 2012, de plus de 50 milliards d’euros.

En 1888, Lever Brothers s’installe en face de Liverpool, sur la rive sud du fleuve Mersey. En même temps que de construire sa nouvelle usine, la compagnie draine le terrain marécageux, trace les rues d’un village puis érige une première série de maisons pour loger ses employés. Suivront jusqu’à la Première Guerre mondiale de nombreux bâtiments publics (une salle communautaire, des commerces, une école, une église, une bibliothèque, un petit musée, un gymnase, une piscine, des clubs, un hôtel et une caserne de pompiers) et toujours plus de maisons (leur nombre atteindra près de 900 en 1911). Comme le savon qui y est fabriqué, Port Sunlight capte rapidement l’attention internationale, en particulier celle des réformateurs, syndicalistes et promoteurs de cités jardins. Le village figure dans plusieurs expositions internationales au tournant du siècle et il attire, en 1909 seulement, près de 55 000 visiteurs (p. 64).


Port Sunlight n’est pas de la première ville de compagnie en Grande-Bretagne. Toutefois, elle combine de façon impressionnante et à grande échelle une double tradition, soit celle des aménagements paysagers pittoresques en vogue à l’ère victorienne et celle visant à améliorer les conditions souvent sordides dans lesquelles les ouvriers vivent à l’époque. De plus, la compagnie est l’une des premières à réduire la durée des journées de travail et à offrir des avantages telle une pension de retraite.
William Hesketh Lever se passionne par ailleurs pour les moindres détails du projet. Par exemple, après avoir visité le chantier de la Columbian World’s Fair à Chicago, il s’entoure des meilleurs architectes paysagistes, il organise des concours parmi des architectes talentueux (Port Sunlight ne possède pas deux ensembles de logements identiques), et il ne ménage aucun effort pour offrir des aménagements et des bâtiments d’une qualité exceptionnelle.


Pour couronner le tout, W. H. Lever fait construire à l’extrémité nord du « diamant », l’une des allées monumentales du village, un musée à la mémoire de sa femme Elizabeth, décédée en 1913. Comme il le dit lors de l’inauguration de l’édifice en 1922 : « Art can be to everyone an inspiration. It is within the reach of all of us… » (source). Il s’agit donc non seulement d’abriter la fabuleuse collection d’oeuvres d’art amassée par le couple, mais également de partager celle-ci avec tous, à commencer par les employés de son usine. Encore aujourd’hui, la Lady Lever Art Gallery présente gratuitement, en plus de la collection originale, des expositions temporaires elles aussi dignes des plus grandes institutions.


Lors d’une conférence prononcée en 1898, W. H. Lever avançait que :
« A child that knows nothing of God’s earth, of green fields, or sparkling brooks, of breezy hill and springing heather, and whose mind is stored with none of the beauties of nature, but knows only the drunkenness prevalent in the hideous slum it is forced to live in, and whose walks abroad have never extended beyond the corner public-house and the pawnshop, cannot be benefited by education. Such children grow up depraved, and become danger and terror of the State; wealth-destroyers instead of wealth-producers » (p. 7).
Cet hygiénisme peut paraître lointain, paternaliste et moralisateur. Pourtant, ma grand-mère n’en pensait pas moins du quartier Saint-Jean-Baptiste lorsque j’étais petit et que j’y vivais ! Quant aux banlieues qui continuent de s’étendre de nos jours, elles reposent toujours, au moins en partie, sur ce principe initial né au coeur de la révolution industrielle. Alors qu’elles profitent rarement sinon jamais d’une vision aussi éclairée que celle de W. H. Lever, ne serait-il pas temps de faire le point sur cette façon d’aménager le territoire et d’y vivre ?