Lu : Conversation sur le visible, entretiens de Michel Brault avec Gilles Noël, publié aux Éditions de l’Hexagone en 2016, et vu : Pour la suite du monde, un film de Michel Brault, Marcel Carrière et Pierre Perrault tourné en 1962.
Comme celle de plusieurs créateurs de sa génération, la carrière de Michel Brault (1928-2013) semble tout droit tirée… d’un film : il apprend le métier sous l’aile de Claude Jutra, il s’entretient avec Fellini à New York alors que La strada (1954) vient tout juste de sortir, il est le caméraman de Chronique d’un été (1961) coréalisé par Jean Rouch et Edgar Morin (prix de la Critique à Cannes), il filme Geneviève Bujold à ses débuts et réalise de nombreux films sous l’égide l’ONF, pratiquement avec carte blanche, le tout couronné par de nombreux prix.

En plus, grâce à un accident de parcours qui lui permet de raffiner la technique pour synchroniser l’image captée par une caméra légère et le son (impossible avant cela), Brault est aujourd’hui « reconnu mondialement pour avoir été à l’origine d’un mouvement qui a bouleversé l’univers cinématographique : le cinéma direct » (p. 7). Et parmi les films emblématiques de ce cinéma « au plus près de la vie réelle » (p. 197), il y a Pour la suite du monde.

Avec ses scènes témoignant à la fois de notre petitesse (idéalisation des explorateurs français et déni de la contribution des autochtones) et de notre grandeur (un mode de vie davantage en harmonie avec le rythme des saisons et la nature), avec ce mélange d’entraide, de bienveillance, mais aussi d’« obstinage » et de « criage », avec tous ces hommes qui parlent pendant que les femmes se taisent, ce film est un voyage dans le temps, à la fois touchant et grinçant.

Parmi les bons moments, deux pourraient paraître folkloriques (la mi-carême puis la bénédiction de la pêche, directement sur les battures), mais s’avèrent en fait fabuleux. Le battement des pieds et la musique de l’accordéoniste sont tellement joyeux et endiablés qu’il est impossible pour les danseurs masqués qui envahissent les cuisines de s’arrêter, même s’ils ont l’air de pantins déglingués.

Et que dire du danseur qui virevolte sur deux planches posées en plein milieu du fleuve à marée basse, il vole littéralement, malgré ses bottes de caoutchouc.

Comme il l’explique lui-même, le secret de Brault tient à une chose simple, mais cruciale : « Quand j’ai commencé, j’essayais de jouer au jeu de Cartier-Bresson. Pour lui, ce n’était pas un jeu, c’était un principe : il ne demandait jamais à quelqu’un de recommencer un geste s’il avait raté sa photo. Il se disait : «Tant pis pour moi. Je n’avais qu’à être prêt. Je l’aurai une autre fois. » Quand on voit une photo de Cartier-Bresson, ce n’est pas seulement l’instant, mais c’est aussi sa préparation pour le capter, qu’il faut voir » ( p. 193).
