Lu : The Miseducation of the American Boy par Peggy Orenstein, publié dans le numéro de janvier/ février du magazine The Atlantic; et revisité : un éventail de bandes dessinées.
Après avoir rencontré une centaine de jeunes Américains âgés de 16 à 21 ans, Orenstein indique : « […] when asked to describe the attributes of “the ideal guy,” those same boys appeared to be harking back to 1955. Dominance. Aggression. Rugged good looks (with an emphasis on height). Sexual prowess. Stoicism. Athleticism. Wealth (at least some day). It’s not that all of these qualities, properly channeled, are bad [but they indicate] just one narrow route to successful masculinity. » Un horizon aussi réduit est-il inévitable ?
Au tout début, les premiers personnages rencontrés étaient rigolos, un peu maladroits et curieux, à l’image des tout petits que nous étions. Il n’était cependant pas nécessaire d’être féministe pour constater que les filles étaient généralement spectatrices ou confinées aux tâches ménagères ni d’être anthropologue pour sentir que la majorité des références étaient européennes, voire françaises, et que cela nous plaçait d’ores et déjà en périphérie.
On ne croisait ni gendarmes ni coq au vin dans nos ruelles, mais il était facile de se reconnaître dans l’enthousiasme universel du monde parallèle de l’enfance, même s’il était belge.
C’est cette même imagination débordante, à l’image de celle de Fred (Philémon), mais moins hallucinée, que l’on retrouvera plus tard chez Watterson (Calvin & Hobbes).
Et quoi de mieux que de voyager dans le temps pour titiller l’imaginaire ? Le Moyen-Âge apparaît ainsi comme une source inépuisable d’aventures. Pourtant, la cotte de mailles devient vite lourde à porter, alors que la seule chose à faire semble de devenir chevalier et de pourfendre assez de heaumes au service de quelque seigneur dans l’espoir d’épouser sa fille… si cette dernière daigne bien sûr vous ouvrir son coeur. Curieuse alchimie de brutalité extrême et de romantisme tragique… à moins que le second ne serve à apaiser le premier.
Pour continuer de gravir l’échelle appuyée contre la muraille malgré l’huile bouillante que l’on vous déverse dessus depuis les mâchicoulis, il y a toujours la force surhumaine et les superpouvoirs. La contrepartie résulte cependant dans un état permanent de torture intérieure, conséquence d’une sorte de pacte avec un dieu de la Grèce antique. À l’autre extrémité du spectre, l’insouciance d’un Gaston Lagaffe apparaît alors salutaire. Mais pourquoi déployer une énergie aussi folle pour, en fin de compte, ne pas faire grand-chose ?
À première vue, résister à l’envahisseur ou secourir la veuve et l’orphelin semble plus noble. Plus amusant aussi, car comment oublier la saga du laissez-passer A-38 dans Les douze travaux d’Astérix ? Mais plus ambigu, car on se tape/tire allègrement dessus et, contrairement à dans la vraie vie, les pirates finissent toujours par se saborder ou plongés dans le goudron et les plumes.
Plus près de nous, les univers captivants de Tintin et de Spirou sont heureusement plus inspirants. Ces héros affrontent tous les dangers, ils déchiffrent tous les mystères, et ils savent tout faire. Si la « ligne claire » n’était pas aussi totalement séduisante, s’il n’y avait pas l’humour en sous-texte d’un Milou ou d’un Spip, et s’il n’y avait pas la profondeur de l’encyclopédiste, une telle abnégation dans un monde presque exclusivement masculin pourrait toutefois ressembler au mantra d’un parachutiste de la Légion étrangère.
Quant à la vitesse, elle m’a toujours interpellé davantage sous la forme du rallye que de la Formule 1, d’abord parce qu’il s’agit d’un travail d’équipe (pilote-copilote) et d’une course contre soi-même plutôt que d’une loterie où il y en a toujours un pour te pousser dans le mur dans le premier virage après la ligne de départ.

Pour dépasser Schumacher par l’extérieur, comme l’a fait Jacques Villeneuve au Grand Prix du Portugal en 1996, dans un virage où aucun pilote n’avait jamais tenté une telle manoeuvre, ou pour abattre, aux commandes d’un Messerschmitt BF-109, un bombardier B-17 Flying Fortress sous le feu nourri du mitrailleur de queue, il faut cependant être motivé et trompe-la-mort.
D’ailleurs, Buck Danny, Dan Cooper, Tanguy et Laverdure, ou même Les Petits Hommes (eux aussi à bord de Mirage III) mélangent tous notre fascination pour le ciel et une sorte de cynisme militaro-industriel pour nous faire avaler le développement d’un nouveau chasseur furtif et, surtout, pour nous faire monter dans son cockpit.
Mais gare aux accalmies trompeuses !

Cette cohabitation avec la violence se décline sous toutes les formes, que celle-ci soit classique (Bob Morane, Blake et Mortimer, Lieutenant Blueberry), presque ordinaire (Tif et Tondu, 421, Ginger), fantastique (Valérian) ou réaliste (XIII). Pour avancer, le héros tue qui se doit.
L’escalade culmine dans la Belle Province avec Red Ketchup, hymne au sanguinolent, sans mission et sans âme, simplement incompréhensible. On souhaiterait l’intervention de la princesse Leia pour arrêter ce carnage. Toutefois, l’air du temps semble encore l’empêcher, même armée jusqu’aux dents, d’appuyer sur la gâchette comme le fera plus tard Lara Croft.
L’époque semble d’ailleurs perdre ses repères. D’un côté, de formidables albums mêlent l’Histoire et la fiction pour créer des univers sombres dans lesquels les personnages peinent à s’agripper, entraînés par le déferlement de luttes qui les dépassent.
De l’autre, une fuite en avant fait de la bande dessinée le véhicule de la pire barbarie et d’une violence sexuelle tordue : ce qui ne peut être montré ailleurs se dévoile librement dans ses pages. Quelques héros moins parfaits ont bien commencé à faire leur place dans les planches, souvent accompagnés par un dessin magistral.
Toutefois, alors que même les plus idéalistes, jeunes et moins jeunes, ne semblaient plus faire le poids, quelque chose s’est brisé.


Une perspective évolutionniste trouverait sans doute normal que l’homme soit constamment sur le qui-vive, toujours prêt à étrangler un grizzli. Cela permet de survivre et d’impressionner les jolies filles.
Pourtant, ces dernières années, des héros plus complexes et plus humains ont fait leur apparition, ouvrant la porte à des récits plus nuancés ainsi qu’à une plus grande diversité de traits et d’auteurs-autrices, ici et ailleurs. Pour notre plus grand bonheur.

À la lumière d’une vaste enquête menée tout récemment par la CBC, la violence conjugale demeure encore aujourd’hui omniprésente au Canada (et le Québec n’est pas en reste), ce qui semble donner raison à cette persistance d’anciens idéaux masculins dénoncée par Orenstein. Alors qu’il y tant de chemins de traverse à explorer et que la complicité peut, elle, mener au septième ciel !
