Lu : le « reportage documentaire » intitulé Double appartenance par Philippe Montbazet; lu : On ne peut plus rien dire : le militantisme à l’ère des réseaux sociaux par Judith Lussier et paru chez Cardinal en 2019, et relu : le Manifeste du futurisme par Filippo Tommaso Marinetti et publié dans Le Figaro le 20 février 1909.
En 1909, Marinetti, poète exalté, lance un défi aux étoiles (je souligne) :
« Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument: les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés: les paquebots aventureux flairant l’horizon; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier brides de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste. »

Puis, ivre de vitesse brute, assourdi par le cliquetis trépidant des cylindres lorsqu’il n’est plus qu’un long hurlement, Marinetti crève, dérape, fait voler la mitraille, harponne les clôtures, et fait des tonneaux dans un formidable fracas de tôles brûlantes, de chromes tordus, et de caoutchouc fondu :
« Nous voulons glorifier la guerre, — seule hygiène du monde le militarisme -, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme. […] Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires. »

Cent dix ans plus tard, Judith Lussier sait que le militantisme fait rarement dans la dentelle, mais réalise qu’elle-même, à sa manière, est peut-être allée trop loin. Elle demeure également assommée par le vitriol des trolls, leur acharnement qui a fini par étouffer son porte-voix. Comme on reste tétanisé devant la hargne littéralement « surréaliste » de Marinetti contre la moitié de l’humanité.
Difficile de comprendre pour quelle raison certains politiciens et journalistes attisent avec autant de zèle la moindre controverse, les petites haines, tout se qui pourrait nous diviser davantage. Et comment les promoteurs des projets les plus controversés jouent les victimes en affirmant : « On ne peut plus rien dire » ou « On ne peut plus rien faire ».

Difficile de comprendre comment une loi qui discrimine avant tout les femmes musulmanes a pu voir le jour ici même au Québec, qu’elle reçoive autant d’appui dans une province qui se targue de son ouverture et de son progressisme. Deux ans seulement après l’attentat à la mosquée de Québec, se replier au lieu de tendre la main.
Comme s’il était facile d’être immigrant, d’être en porte-à-faux dans un univers dont on ne maîtrise pas les codes, de douter constamment du jour où on sera enfin un peu chez soi, à défaut d’être vraiment chez soi. Un tout petit peu comme lorsqu’on déménage dans une autre région du Québec, et que l’on nous rappelle constamment que l’on « ne vient pas de la place ». Les témoignages recueillis par Montbazet dans le cadre de son projet Double appartenance dépeignent en tout cas le parcours d’humains pour qui le déracinement est devenu, à contrecoeur, la seule issue, des expériences autrement plus complexes que les clichés habituels.

Difficile de comprendre aussi, alors qu’il n’y a jamais eu autant de pédaleurs du dimanche au guidon d’une monture digne du tour de France, pourquoi les cyclistes ordinaires se font de plus en plus chatouiller le garde-boue ou carrément montrer le fossé. Comment un petit vélo peut-il être une menace pour un Ford F-150 ou pour une Toyota Yaris se prenant pour une Maserati GranTurismo ? La route serait-elle devenue la scène privilégiée d’un choc des civilisations ?
