Lu : Why is Silicon Valley So Awful to Women? par Liza Mundy et publié dans The Atlantic en avril 2017, et La misère de l’espace moderne : La production de Le Corbusier et ses conséquences par Olivier Barancy et publié dans la collection Contre-Feux chez Agone en 2017.
Comme l’explique Mundy, l’un des mythes fondateurs de Silicon Valley veut que le succès repose presque entièrement : « on innate genius » (p. 67), et que ce trait soit essentiellement masculin. Pourtant, précise-t-elle à juste titre, même si certaines personnes possèdent nécessairement plus d’aptitudes que d’autres, on ne naît pas chirurgien (ou architecte), mais on le devient à la suite d’une longue formation. Ce qui n’a évidemment rien à voir avec le sexe.
Le Corbusier (1887-1965), lui, n’était diplômé d’aucune école et il a davantage écrit que construit. Cela ne l’empêche cependant pas d’être considéré comme l’un des génies de l’architecture du 20e siècle, comme en témoigne l’inscription sur la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO, en 2016, d’un ensemble de dix-sept de ses réalisations.

Toutefois, comme le démontre de manière cinglante et lucide l’essai de Barancy, cette « contribution exceptionnelle au Mouvement Moderne » comporte des failles majeures.
Comme tout génie architectural digne de ce nom, Le Corbusier mise sur des « constructions-spectacles » (p. 64) et fait fi du dépassement exorbitant des budgets, des retards de plusieurs années et des vices de conception, ce qui n’empêche pas certains de ses projets d’être inaugurés en présence du président de la République. Aussi, il sera toujours temps de déléguer « un de ses collaborateurs afin d’aider les locataires à comprendre le fonctionnement de l’immeuble », car il faut, selon lui, « savoir habiter » (p. 72) !
À peine achevée, la célèbre villa Savoye (1928-1931) est parsemée de fissures, fait l’objet d’infiltrations à répétition et s’avère impossible à chauffer. Le bâtiment sera conséquemment restauré dès 1935 puis en 1963, 1970, 1985, 1997 et à nouveau très bientôt. Poète du béton brut, Le Corbusier revendique une « esthétique du non fini » et considère « son édifice comme une sculpture monumentale dont il ne faut pas chercher à cacher les malfaçons », car ce sont les « éléments constitutifs d’une symphonie plastique » (p. 77). Quant à la villa Stein-de Monzie (1927-1928), sa propriétaire dira : « Il est sûrement plus intéressant pour vous de visiter notre maison que pour nous d’y vivre » (p. 64).
Partisan d’un urbanisme de dalles et de tours « qui pulvérise la ville existante » (voir le « plan Obus » imaginé pour Alger entre 1931-1942, p. 95), Le Corbusier aura partout dans le monde une influence considérable sur la construction de logements au cours des Trente Glorieuses. Ce legs est d’ailleurs à l’origine de la « sarcellite » (du nom de la ville de Sarcelles), un néologisme créé pour désigner la névrose produite par ce type d’aménagement (p. 108-109).

Si plusieurs de ces frasques sont connues, le réseau de relations que noue Le Corbusier au fil des années 1920, 1930 et 1940 reste le plus souvent nébuleux (engagement durable aux côtés des fascistes français, membre fondateur du mouvement « Le Faisceau », collaboration au régime de Vichy où il s’installe pendant un an et demi). Et c’est au sujet de cette période historique trouble, mais déterminante pour la suite de l’oeuvre que le texte de Barancy se révèle particulièrement éclairant, en plus de quelques judicieux coups de gueule à propos du nucléaire, de l’aménagement du territoire et du « verdissement » (greenwashing). Dans ce contexte, pas étonnant que l’auteur termine son ouvrage par un retentissant : « Et si l’on pendait un architecte ? » (p. 135).

Cela ne réglerait rien, bien sûr, mais il y a quand même lieu de se demander si la plus grande contribution de Le Corbusier ne réside pas justement dans cette désinvolture « géniale », cette condescendance caractéristique et jusqu’à maintenant plutôt masculine, qui a fait tant de tort à la profession, mais que bien des architectes continuent tout de même d’embrasser.
À preuve, l’anecdote suivante : « un industriel havrais avait fait le déplacement à Paris pour lui commander une maison. Il sonne et indique, à la personne qui vient lui ouvrir, qu’il voudrait voir l’architecte Le Corbusier. On lui répond que M. Le Corbusier n’est là que l’après-midi. Lorsqu’il revient après déjeuner, il est reçu par le même individu qui lui annonce : « C’est moi, Le Corbusier, entrez. » Le « client », éberlué, s’étonne que ce soit lui qui lui ait répondu négativement le matin. « C’est exact, répond-il, mais le matin je suis le peintre Jeanneret. » (p. 50).
