Poussière

Lu : Les lieux et la poussière : sur la beauté de l’imperfection de Roberto Peregalli publié chez Arléa en 2012.

Face au rouleau compresseur du progrès, Peregalli s’inquiète de ces façades entièrement vitrées, du gigantisme et des formes extrêmes de ces récents « édifices-sculptures » (véritables mausolées édifiés à la gloire de leurs architectes), de ces musées devenus des jouets pour inciter les visiteurs à y entrer, de tous ces objets produits pour être éphémères, mais qui sont pourtant recouverts d’un vernis d’éternité.

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Photo : « From the El », 1952, Saul Leiter, source.

Il préférerait faire l’effort d’ouvrir une porte ou une fenêtre pour admirer le paysage dehors, car « pour être profond, le désir doit être savouré » (p. 40). Il préférerait que l’on renonce à la « volonté de dominer (…), à l’impérissable prétention d’une signature » (p. 157). Il préférerait qu’un musée, tout comme la ville d’ailleurs, convie « les gens dans un monde particulier, où les œuvres des morts dialoguent avec les yeux des vivants, dans une confrontation durable et féconde » (p. 136). Il préférerait que, au lieu d’une « architecture du cri », on arrive à édifier une « architecture de l’écoute », plus sensible à la patine des lieux.

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Photo : « Untitled », années 1950, Saul Leiter, tirée de Saul Leiter: Retrospective par Ingo Taubhorn et Brigitte Woischnik, publié par la Haus der Photographie (Hambourg) chez Kehrer en 2012 dans le cadre de l’exposition éponyme, p. 214.

Certains diront que Peregalli, avec son ton un peu raboteux et plaintif, voire dépassé ou à tout le moins décalé, a le regard voilé par la poussière dont il fait l’apologie.

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Photo : référence non disponible, Saul Leiter, source.

Lorsqu’il prête aux ruines un aspect révolutionnaire en tant que « barrière(s) contre le rendement, la fuite éperdue vers un progrès aveugle, l’arrogance du pouvoir » (p. 91), on comprend l’envolée suivante : « Nous voyons une chose, et déjà elle n’est plus. Là réside sa suprême beauté. (…) Ce sont des instants fugitifs. Ils ne reviendront plus. Mais ils continuent cependant à remplir notre existence. Dans notre mémoire, la lumière de ce moment rayonne au-dessus de nous. (…) C’est ainsi que naît la nostalgie, le douloureux désir du retour » (p. 13). On comprend, mais on se demande bien quoi faire à partir de là.

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Photo : « Untitled », années 1950, Saul Leiter, tirée de Saul Leiter: Retrospective (voir précédemment), p. 121.
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Photo : « Snow », 1960, Saul Leiter, tirée de Saul Leiter: Retrospective (voir précédemment), p. 43.

C’est dans une longue tirade contre la « vinylisation » des maisons puis la plastification des corps que Peregalli offre quelques indices:

« Si un corps nous attire, nous excite, si nous le désirons, si nous avons le souffle suspendu devant ses recoins les plus secrets, son odeur, sa surface, sa couleur, c’est par sa consistance qui change avec les années et s’adapte à nous et au monde.  De la même façon, un objet, un lieu nous deviennent chers et familiers. Nous les touchons, les utilisons et ils font partie de notre vie. C’est dans la pénombre des pièces que nous reconnaissons au toucher l’ensemble des choses qui les habitent, et c’est dans un demi-sommeil que nous retrouvons le sein, le mamelon, les fesses, les hanches, le grain de beauté de la personne aimée, que nous voudrions ne pas cesser de caresser afin que le jour jamais ne se lève. C’est dans la pénombre que les choses arrivent, dans le silence de l’attente où résonnent distinctement les frémissements quotidiens de nos corps » (p. 118).

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Photo : « Inez », v. 1946, Saul Leiter, tirées de Saul Leiter: Retrospective (voir précédemment), p. 198.

Et qu’un sourire ou un rayon de lumière apparaissent !

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Photo : « Red Umbrella », v. 1955, Saul Leiter, source.