Prémonitoire

Survolés : une douzaine de numéros de la revue Planète (et le nouveau Planète), organe du « réalisme fantastique » paru jusqu’à 100 000 exemplaires et dans une douzaine de langues entre 1961 et 1971, sous la direction de Louis Pauwels, coauteur avec Jacques Bergier du livre Le Matin des magiciens et futur fondateur du Figaro Magazine.

Alors que des sujets ésotériques en côtoient de plus sérieux (au zénith de la guerre du Viêt Nam, le portrait des généraux Giáp et Westmoreland est étonnamment étoffé / no 36, septembre-octobre 1967, pp. 50 à 86) et que s’entremêlent des publicités de Renault 16 (dont la tenue de route serait exceptionnelle) et du Club familial chrétien, il est compris que Planète méduse autant qu’elle sème la controverse.

Photo : Ho Chi Minh City, Vietnam, 1990, Edward Grazda.

Peut-être est-ce parce que l’ère est déjà aux « inter-relations illimitées » et à un nouveau rapport « moi-monde » (Patrick Ravignant, La dynamique de la mutation, le nouveau Planète no 4, février 1969, p. 34) ? Ou parce que ses rédacteurs ont parfaitement assimilé l’analyse fraîchement publiée de Marshall Mac Luhan voulant que : « C’est seulement en criant, en frappant très fort, en « choquant » le public que le « message » peut passer » (auteur non identifié, Génie ou charlatan ?, Planète no 38, janvier-février 1968, p. 153).

Pauwels souhaite en tout cas : « […] attirer l’attention sur tout ce qui bouge dans la pensée [et] inviter […] la circulation entre les disciplines, la multiplicité des angles de vue et, par l’exercice de l’imagination, l’esprit de nos lecteurs à entretenir sa vélocité, son appétit, sa disponibilité » (idem, p. 35).

Photo : sans titre, série Peru, 1973 et 1977, Edward Grazda.

Un demi-siècle plus tard, il est surtout frappant de constater à quel point certaines préoccupations exprimées à l’époque demeurent actuelles. Par exemple au sujet du vivre ensemble dans l’espace public :

« […] le plus paisible des citoyens devient un homo furiosus dangereux dès qu’il conduit une voiture sur une route dont tout occupant est ressenti comme un obstacle insupportable » (Gaston Bouthoul, Le complexe de l’encombrement, le nouveau Planète no 2, octobre-novembre 1968, p. 53).

Photo : Arizona, 1971, série Kodachrome, Edward Grazda.

Entre générations :

« […] 98 % des vieillards, même isolés, n’acceptent la vie communautaire qu’en dernier ressort. Leur « chez soi » est le dernier lien tangible qui les rattache à leur vie passée, à leur personnalité. C’est en quelque sorte le garant de leur intégrité psychique et physique, la preuve matérielle que, en dépit de la décrépitude, quelque chose en eux n’a pas changé. Tant qu’ils sont chez eux, les vieux continuent de vivre […]. À l’hospice, tout est fini. Ils ne sont plus […] qu’un vieux parmi d’autres. Tant qu’ils sont chez eux, la vieillesse peut n’être qu’une apparence. À l’hospice, elle devient un état social, presque une profession » (Patrick Ravignant, Vieillir n’est pas dégoutant, le nouveau Planète no 3, décembre 1968-janvier 1969, p. 24).

Photo : sans titre, série On the Bowery, 1971, Edward Grazda.

Ou entre communautés :

« Les citoyens « blancs » des États-Unis ne manifestent, aujourd’hui, aucun désir d’accepter le moindre sacrifice pour que disparaisse l’inégalité économique et culturelle de leurs concitoyens « noirs » : plus de 10% de la population. Mais il est nécessaire que se transforme [leur] psychologie de telle sorte qu’ils acceptent, au seul nom de la pérennité de la civilisation, de soutenir leur gouvernement et les efforts du monde entier dans l’œuvre de transformer l’économie, la technique et le niveau de vie des millions d’hommes (ce qui, évidemment, provoquera un sérieux ralentissement du rythme d’expansion économique) » (Andreï Sakharov, Le texte complet du rapport Sakharov, le nouveau Planète no 3, décembre 1968-janvier 1969, p. 61).

Photo : sans titre, série Mean Streets NYC, 1970-1985, Edward Grazda.

Autrement, alors que l’utilisation galopante de l’ordinateur dans une foule de domaines semblait promettre moins de travail et plus de loisirs, le « fantastique réalisme », serait-on tenté de de dire, du p.-d. g. du Club Méditerranée, Gilbert Trigano, apparaît pour le moins prémonitoire (je surligne) :

« Notre but le plus secret ce serait que, dans cinq ans, avec tout cet énorme éventail d’activités offertes, chacun de nous ne fasse plus rien, sauf s’interroger sur lui-même. Et il n’est pas exclu que l’on y arrive » (débat entre Jean Cazeneuve, Jean Fourastié et Gilbert Trigano, L’industrie de l’évasion : une mission ou un commerce ?, Planète no 34, mai-juin 1967, p. 134).

Alors que l’éventail des possibles est aujourd’hui étourdissant et que beaucoup, vissés à leur téléphone intelligent, préfèrent interroger leur image sur les réseaux sociaux, Trigano et ses techniciens du loisir pourraient bien y être arrivés.

Photo : Ho Chi Minh City, Vietnam, 1990, Edward Grazda.